L’expression de temps réel présente le double caractère d’être à la fois immédiatement compréhensible de façon intuitive et, si on la considère dans sa littéralité, assez obscure. Chacun des termes de ce paradoxe sont ambigüs, et jusqu’à un certain point, trompeurs. L’adjectif “réel”, par exemple, ne s’oppose immédiatement à aucune irréalité, ni précisément à rien qui serait de l’ordre de l’illusion, ou du factice. Au contraire, le temps réel peut parfaitement contribuer à générer un effet de réalité dans un contexte parfaitement fictif. De fait, dans les premières occurrences de cette expression, chez Bergson en particulier, une telle opposition existe bien, mais tout autre que celle qui vient spontanément à l’esprit dans le courant de l’expression. Cette étrangeté, ou ce recul, sont important. La façon dont s’opère l’opposition entre le temps réel et le temps artificiel est aussi, du point de vue de cette histoire philosophique, très paradoxale, et l’histoire de ce paradoxe mérite d’être rappelé, qui fait passer le temps réel de l’intuition bergsonienne opposée au réductionnisme technoscientifique à l’émergence technoscientifique de ce même temps réel.
Il me semble d’ailleurs significatif que ce soit l’une des notions dont on trouve le plus difficilement une définition dans les multiples glossaires des termes informatiques (ou en général liès aux technologies numériques) que l’on rencontre sur internet. Tout se passe comme si l’expression se suffisait à elle-même, comme si le contexte de son utilisation permettait d’en rendre compte de façon satisfaisante, ou comme si elle se contentait de rendre compte d’un phénomène manifeste sans induire de dimension théorique. C’est au contraire l’idée que l’expression de temps réel a une véritable profondeur théorique qui est au principe de ce travail, et que le paradoxe qu’elle semble présenter est la manifestation adéquate d’une configuration temporelle et logique spécifique.

L’un des usages les plus répandus de la notion de temps réel la rapproche de la notion du “direct”, dont elle semble prendre le relai au fur et mesure que les termes liés aux technologies numériques se répandent dans le langage courant, constituants l’une des sources majeures de métaphores du langage de notre époque. La notion du direct est liée d’abord à la radio, puis à la vidéo et à son développement télévisuel. Il y a encore vingt ans, on parlait spontanément de direct quand aujourd’hui on parle de temps réel. Pourtant les deux notions sont différentes, et cette différence est significative de ce que l’usage métaphorique d’un terme ou d’une expression, déplacé depuis un champ de référence spécifique vers le langage courant, porte de vision du monde.

Le direct s’oppose au temps différé de la photographie ou du cinéma. Ce qui nous est donné à voir, dans une “émission” en direct, c’est ce qui se passe, en ce moment même, ailleurs. Le direct renvoit à l’immédiateté d’une transmission qui ne transite plus par l’intermédiaire d’un enregistrement, d’une fixation de l’image ou de son sur un support qui les pérennise et les arrache à leur actualité. Dans une transmission en direct, c’est le découplage temporel entre l’action et le spectacle que constitue sa reception qui est annulé. L’enregistrement devient alors un acte parallèle et facultatif, l’acte de mémoire qui conserve ce qui est de l’ordre de l’événement. Le direct est une mise en présence, par le truchement d’un canal de transmission du son ou de l’image, d’un événement quelconque (tellement quelconque parfois qu’il n’est plus un événement) pour un spectateur, un auditeur, un public. Dans cette mise en présence, le rapport au spectacle, la relation de coupure entre ce qui est montré et celui qui en est le témoin, est maintenu. Si ce que je vois ou ce que j’entends se passe au moment même ou je le vois et ou je l’entends, je n’y participe pas pour autant, je n’en fais pas partie. Le spectateur n’est pas celui qui agit, le témoin n’est pas l’acteur. Le spectateur peut s’émouvoir, réagir, manifester son plaisir ou son déplaisir, son accord ou son mécontentement, il n’en reste pas moins extérieur à l’événement. Il peut, dans le cas du direct, se sentir interpelé, se sentir menacé, vouloir se faire entendre, espérer réagir à temps pour modifier ce qu’il voit se jouer. Il cherche alors à sortir de son rôle de spectateur, à devenir acteur en retour, à élargir jusqu’à lui la scène de l’action. Et quelque chose du temps réel peut, d’une certaine façon, commencer à se manifester à ce moment là. Mais il pourra tout aussi bien se sentir d’autant plus désarmé devant ce qu’il voit qu’il en est éloigné, séparé, qu’il le subit comme quelque chose qui lui échappe, qu’il se trouve confronté à un perpétuel “trop tard” devant ce qui est toujours “déjà fini”.

Ce n’est pas la même chose qui se joue en direct et qui s’effectue en temps réel. Ce que désigne la notion du direct, c’est d’abord un phénomène de transmission. D’un côté, il y a la captation de données sonores ou visuelles, de l’autre, la réception de ces sons ou de ces images. Il peut y avoir entre les deux du fil ou des ondes, peu importe. Il suffit que le temps qui sépare captation et réception soit négligeable – relativement négligeable. Ce qui se joue entre l’objectif d’une caméra vidéo et l’écran de contrôle qui se trouve de l’autre côté de l’appareil, c’est déjà du direct. Ce qui s’est joué durant la première guerre du golfe par sa spectacularisation à outrance, c’était encore, souvent, du direct. Mais alors, les millions de spectateurs impuissants devant leurs écrans de télévision, pris par le temps, par la vitesse des évènements dont on les faisait témoins, s’ils étaient sollicités au fantasme sordide d’un jeu vidéo mortel, ne tenaient pas la caméra, et encore moins le joystick. Le caméraman ou le photographe utilisent leur écran de contrôle pour viser, cadrer, construire une image en temps réel. Ils ne sont pas seulement spectateurs ou témoins de ce qui se passe, mais acteurs du processus de fabrication de l’image, de la représentation. Ils en sont partie prenante. Le spectateur de la guerre du golfe regardait impuissant le spectacle hallucinatoire d’une puissance qui écrasait de loin, à distance, des victimes elles aussi impuissantes, et qui plus est invisibles, effacées avant même d’être écrasées. Ce qu’il voyait, c’était des images, une réalité déplacée dans la représentation, applatie, artificialisée, à la lisière de l’irréalité, c’est-à-dire de sa propre négation. Il se trouvait devant le spectacle en direct de la guerre technologique. Ce que voyait ce spectateur relevait par contre d’une illustration d’une action en temps réel ; c’était la première manifestation massive, spectacularisée à l’échelle de la planète, de processus qui mettent en œuvre le temps réel, tels qu’on pouvait déjà les voir s’effectuer dans les jeux vidéo. Le clou du spectacle de la première guerre du golfe était en effet constitué par les hallucinantes images retransmises par des cameras embarquées sur des missiles dont on voyait la trajectoire se modifier en temps réel pour aller frapper leur cible.

Si le direct ne désigne qu’un phénomène de transmission, il génère aussi la possibilité d’un retour, il crée une situation qui le dépasse comme phénomène technique pour se développer sur le terrain d’une vision réflexive, d’un jeu de miroir. Le direct de la manipulation a eu pour résultat l’évidence de l’effet de manipulation, la grossièreté du mensonge, l’évidente servilité des média. Et c’est encore cet effet de miroir qui est au cœur des potentialités plastiques, quelles soient critiques ou au contraire fascinatoires, des dispositifs inventés d’une part par la télévision, d’autre part par la pratique artistique de la vidéo.

La notion de temps réel ne se réduit pas à désigner une transmission. Elle ne renvoit pas à l’existence d’une image ou d’un son restitués simultanément à leur captation et à leur émission, au fait de percevoir ce qui se passe ailleurs au moment même où ça se passe. La différence se joue au moins sur deux points : le temps réel suppose l’existence d’un processus et d’une instance différenciée qui interagit sur son évolution au fur et à mesure de son développement ; il est contraire à la coupure que la relation spectaculaire instaure entre l’action et le spectateur.
Cela signifie d’abord que la relation du temps réel intéresse un système à l’intérieur duquel deux éléments ou deux séries d’éléments sont liés par une interaction. Cela suppose quelque chose qui est de l’ordre d’une relation de causalité, alors même que les termes de chacune des séries liées en temps réel ne sont pas réductibles à une chaîne successive de causes et d’effets. C’est dans cette relation de causalité particulière que l’expression de temps réel trouve le contexte théorique dans lequel elle prend sens. Il y a un lien constitutif entre les conceptions de la causalité développées dans une culture, des formes de connaissance, des sciences, et la représentation du temps que cette culture va développer.
Il n’est ensuite pas nécessaire, pour parler de temps réel, qu’il y ait spectacle, ni spectateur, une représentation à percevoir et un sujet percevant. La relation du temps réel n’intéresse pas seulement ce qui se joue entre un événement et sa présentation comme spectacle. Elle ne postule d’ailleurs pas vraiment l’existence d’un sujet percevant se constituant dans le recul qui l’institue face à l’objet de sa perception. Elle implique certainement qu’il y ait information, signal, et action, et une boucle cybernétique entre information et action, mais cela n’a rien à voir avec le face à face qu’instruit la relation du spectacle.

Le concept de temps réel désigne donc les formes de temporalités impliquées dans le jeu des boucles de régulation. Il appartient de ce fait à une histoire qui s'est développée d'une part sur le terrain de la biologie et des sciences du vivant, d'autre part sur le terrain de la technique et de la physique, avant de gagner celui des formes sociales d'organisation, ou, plus tard encore des dispositifs ludiques ou artistiques créés grace aux technologies numériques. Dans cette histoire, la cybernétique représente un moment critique, à la fois parce qu'elle représente le moment du croisement et de l'articulation entre ces différentes voies et parce qu'elle conduit, à terme, à réinterroger le concept d'autonomie, et par delà le concept d'autonomie, la question du sujet.



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